Un correspondant attire notre attention sur cette intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'Etat, devant l'AG du CSN le 17 février (extraits) :
http://www.conseil-etat.fr/
17 février 2016
"Quel avenir pour les professions du droit en France ?
Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Intervention lors de l'assemblée générale du Conseil supérieur du notariat le 17 février 2016.
Les professions du droit sont en effet entrées dans une période de transformation accélérée, à de multiples niveaux. ... les professions du droit se sont trouvées depuis 2014 au cœur d’un vaste programme de rénovation, qui a conduit à l’adoption de la loi du 6 août 2015 relative à la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques.
Appréhendées d’une manière globale, ces professions disposent d’un cadre renouvelé pour se développer et relever efficacement les défis d’une économie globale et numérisée, qui est source d’opportunités nouvelles, mais aussi de risques inédits à anticiper et prévenir.
Face aux mutations que connaissent notre économie et notre système juridique, les professions juridiques françaises connaissent un nouvel essor et de profondes transformations, qui invitent les pouvoirs publics à porter sur elles un nouveau regard pour qu’elles puissent à la fois mieux rendre les services que l’on attend d’elles et se développer.
Depuis une décennie, les professions du droit sont entrées dans une phase d’expansion et de transformation.
Cet essor se traduit aussi par un renouvellement des pratiques dans le secteur des services juridiques.
Les professions du droit entrent en effet de plain-pied dans la « troisième révolution industrielle »[3], celle du numérique.
Les notaires, eux aussi, ont su moderniser leurs pratiques avec, en particulier, l’acte authentique électronique[4], entré en vigueur le 1erfévrier 2006 – il y a maintenant dix ans - et qui repose sur un système innovant de signature électronique et un minutier central électronique – sorte de coffre-fort virtuel présentant toutes les garanties de sécurité et d’accessibilité.
Le numérique continuera d’être un levier utile de rationalisation et de modernisation des pratiques au sein des juridictions, des cabinets, des études et des offices.
Mais, au-delà de cette appropriation des outils numériques par les professionnels du droit, de nouveaux services ont été développés et sont offerts à l’extérieur des cadres habituels, à partir de plateformes numériques. A l’ère du « Big Data », des informations et données juridiques sont ainsi rendues accessibles au plus grand nombre et à moindre coût, mais aussi des solutions logicielles et des prestations générées d’une manière plus ou moins automatisée, à partir de questionnaires dynamiques et avec l’aide de techniques d’agrégation des données.
Ce que l’on nomme parfois l’ « ubérisation » du droit est un phénomène protéiforme et diffus, qui touche directement les professions juridiques et, notamment, celle des avocats et des notaires. Il y a là un gisement de développement et d’innovation à exploiter, à condition qu’une régulation équilibrée et robuste soit adoptée et mise en œuvre, afin de préserver la fiabilité et la qualité des services juridiques.
Dans ce contexte, le regard porté par les pouvoirs publics sur les professions du droit s’est renouvelé, invitant à réexaminer ce qui fait leur spécificité.
Plusieurs études ont récemment contribué à modifier l’approche traditionnelle des professions juridiques et, en particulier, de celles qui sont réglementées.
Un rapport portant sur l’ensemble des professions réglementées, leur poids économique et leur rentabilité a été établi en mars 2013 par l’inspection générale des finances, puis rendu public en septembre 2014 par le ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique. En novembre 2014, le député du Finistère, Richard Ferrand, a remis au garde des sceaux, ministre de la justice, un rapport proposant diverses mesures de modernisation des professions réglementées et, notamment, des conditions d’installation plus souples, des tarifs plus transparents et orientés vers les coûts. D’autres études plus récentes ont été produites pour préparer la loi dite « Macron »[9] et, notamment, l’avis du 9 janvier 2015 de l’Autorité de la concurrence concernant certaines professions juridiques réglementées. Un « nouveau regard » est ainsi porté sur les professions du droit. Il invite à réexaminer ce qu’est aujourd’hui une profession du droit, à cerner ce qui fait sa spécificité, son utilité collective et sa pleine légitimité.
Dans cette perspective, des jalons importants ont d’ores et déjà été posés.
S’agissant des notaires, leurs missions et leur statut, fixés par la loi du 25 ventôse An XI[14] et l’ordonnance du 2 novembre 1945[15], les chargent d’assurer le bon fonctionnement des études et du « service public notarial », selon l’expression retenue par le Conseil d’Etat[16]. Investis du pouvoir de délivrer des actes authentiques, dotés de la force exécutoire sans qu’il soit besoin de recourir à une décision de justice[17], les notaires, nommés par le garde des sceaux, disposent d’un monopole pour l’établissement de tels actes dans les domaines principalement de la famille et de l’immobilier. S’ils exercent une « profession réglementée dans un cadre libéral », au sens de la loi du 22 mars 2012[18], ils « participent à l’exercice de l’autorité publique », comme l’avait relevé le Conseil d’Etat en 2006[19] et comme l’a récemment reconnu le Conseil constitutionnel en 2014[20]. Il en découle des conditions particulières d’accès à cette profession. Le droit des notaires de présenter leur successeur à l’agrément de l’autorité de nomination – dit droit de « présentation » – est inscrit dans notre législation depuis 1816[21] et il est pleinement conforme à notre Constitution. Ce droit ne méconnaît pas en effet le principe d’égalité d’accès aux « dignités, places et emplois publics » au sens de l’article 6 de la Déclaration de 1789[22]. La loi du 6 août 2015 ne touche d’ailleurs pas à ce droit de présentation, tout en libéralisant les conditions d’installation – j’y reviendrai.
Notre modèle est certainement entré dans une phase d’ouverture et d’assouplissement ; il ne saurait pour autant perdre ce qui fait son identité et ses atouts, alors que la concurrence, sinon la rivalité, entre systèmes juridiques s’intensifie à l’échelle mondiale et que la compétitivité de notre économie et l’attractivité de notre territoire doivent être mieux promues et servies.
L’avenir des professions du droit s’ouvre aujourd’hui sur de nouveaux chantiers de modernisation.
Ces chantiers touchent aux conditions et formes d’exercice de ces professions, dans le sillage de la loi du 6 août 2015.
Il s’agit, en premier lieu, d’assouplir, sinon de « libérer », leurs conditions d’exercice.
Par ailleurs, les notaires, les huissiers de justice et les commissaires-priseurs judiciaires pourront librement s’installer dans les zones où leur implantation apparaît utile pour renforcer la proximité ou l’offre de services[26]. Ces zones seront déterminées, comme vous le savez, par une carte dont les critères d’établissement et les modalités d’application seront définis par décret et qui sera établie conjointement par les ministres de la justice et de l’économie, sur proposition de l’Autorité de la concurrence.
Le deuxième chantier consiste à diversifier et densifier les formes d’exercice des professions du droit.
L’éventail des formes de société autorisées était jusque-là restreint. La société d’exercice libéral (SEL) représente aujourd’hui 54,6% des sociétés d’avocats et la société civile professionnelle (SCP) représente quant à elle 88,5% des sociétés de notaires. Désormais, les avocats et les notaires, comme les autres professions judiciaires et juridiques, pourront choisir toute forme d’exercice, à l’exception de celles qui confèrent à leurs associés la qualité de commerçant29.
Le capital et les droits de vote dans ces sociétés devront être détenus par des professionnels du droit, légalement établis dans l’Union européenne ou l’Espace économique européen (et la Suisse) et, en outre, au moins un membre de chaque profession exerçant au sein d’une société devra être membre de son conseil d’administration ou de surveillance[28].
Indépendamment de la diversification des formes de société autorisées, des mesures ont été prises pour faire évoluer le nombre des professionnels. Jusqu’au 1er janvier 2020, une personne physique titulaire d’un office notarial pourra employer jusqu’à quatre notaires salariés et une personne morale titulaire d’un tel office, un nombre de notaires salariés allant jusqu’au quadruple du nombre de notaires associés y exerçant leur profession[29].
Enfin, pour offrir une gamme diversifiée de services et réaliser des économies d’échelle, des mesures ont été prises pour inciter au regroupement de professionnels du droit, mais aussi du chiffre, au sein d’une même structure d’activité.
Le Gouvernement a en effet été autorisé à faciliter, par voie d’ordonnance, la création de sociétés ayant pour objet l’exercice en commun de plusieurs professions juridiques et notamment celles d’avocat, d’avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, de notaire ou d’expert-comptable[31]. Dans ces sociétés pluri-professionnelles, qui doivent permettre de mutualiser les services entre professions et d’offrir une gamme complète de prestations aux particuliers et surtout aux entreprises, les règles de détention de capital sont encadrées et une attention particulière doit être apportée, comme l’a prévu le législateur, au respect des règles déontologiques de chaque profession et à la prévention des incompatibilités et des conflits d’intérêts.
Le troisième chantier réside dans une révision des conditions financières d’exercice des professions du droit.
L’objectif est de les rendre plus transparentes, objectives et prévisibles.
S’agissant des professions juridiques à tarifs réglementés, le législateur a posé le principe d’une évaluation reflétant les coûts pertinents du service rendu et permettant une rémunération raisonnable des professionnels, définie sur la base de critères objectifs[33].
Avant la fin de ce mois, un décret devrait en principe fixer une méthode de calcul de cette rémunération raisonnable, dans des limites précises et avec des bornes de variation[34].
Cette méthode sera régulièrement actualisée et reparamétrée, afin de s’assurer qu’elle ne mette pas en cause l’équilibre économique de ces professions.
D’autres mécanismes garantiront le bon fonctionnement de ce nouveau cadre tarifaire, notamment un système de péréquation des tarifs et de remise[35].
Des arrêtés pris conjointement par les ministres de la justice et de l’économie fixeront le tarif de chaque prestation, qui sera révisé au moins tous les cinq ans.
Pour mener à bien ces trois chantiers ambitieux, plusieurs conditions devront être réunies.
La première sera de ne pas perdre de vue les objectifs fondamentaux de la réforme engagée par loi du 6 août 2015.
Celle-ci vise en effet à faciliter ou à « libérer » les initiatives et les projets, mais aussi à garantir l’accessibilité du plus grand nombre aux services juridiques de base. Cette accessibilité devra être préservée dans son volet financier grâce à la réforme tarifaire, mais aussi dans son volet territorial, en veillant à la densité et à la qualité du maillage du réseau national de professionnels. A cet égard, le législateur a prévu des garanties pour que la liberté d’installation ne déploie pas ses effets au détriment de la continuité du service public. Un mécanisme de redistribution, constitué sous la forme d’un fonds interprofessionnel de l’accès au droit et à la justice[36], favorisera la couverture de l’ensemble du territoire, grâce à des aides au maintien ou à l’installation dans certaines zones. La contribution initialement prévue pour abonder ce fonds ayant été censurée par le Conseil constitutionnel[37], une solution conforme à la Constitution doit encore être trouvée.
La deuxième condition de succès, simple corollaire de la première, sera de ne pas déstabiliser l’efficacité et l’attractivité de notre modèle professionnel.
Notre réglementation tarifaire devra à ce titre être la plus simple et la plus souple possible, ménager une montrée en puissance progressive, afin de ne pas déstabiliser ou, pire encore, « brutaliser » les professions et, enfin, refléter au mieux la réalité de leurs pratiques. A de multiples niveaux, de nombreuses données et projections statistiques devront être corroborées, rectifiées ou enrichies dans la durée. En outre, lorsque de nouvelles installations seront nécessaires, un mécanisme d’indemnisation devra, le cas échéant, être actionné, afin de ne pas faire subir un préjudice anormal et spécial aux professionnels déjà installés. Comme l’a jugé le Conseil constitutionnel, une appréciation in concreto permettra de déterminer si une réparation doit être versée par l’Etat au titre de sa responsabilité sans faute pour rupture de l’égalité devant les charges publiques[38].
La troisième condition de réussite réside dans la bonne coordination entre les professionnels du droit et, au sein de chaque profession, entre les différents types de structure et les différents modes d’exercice.
Il ne saurait y avoir de divisions ou de rivalités intestines entre les professionnels du droit : une telle situation serait perdante sur tous les plans, pour les professionnels, pour leurs clients et pour la société tout entière. Si certaines missions peuvent être exercées en commun, voire partagées, chaque professionnel dispose de prérogatives propres dont le périmètre doit être préservé. Par ailleurs, il est indispensable d’établir des règles précises et opérationnelles pour que les structures pluri-professionnelles, appelées à se développer, puissent fonctionner dans le respect des règles déontologiques propres à chaque profession. Pour ne citer qu’un exemple, si les avocats peuvent, sous certaines conditions, recourir à la publicité et à la sollicitation personnalisée[39], le démarchage est strictement interdit aux notaires et aux huissiers de justice. Il ne saurait donc y avoir de confusion des genres et des règles différentes ne pourront s’appliquer dans une même structure que grâce à des mesures d’organisation interne nettes et claires ; dans une certaine mesure, une logique déontologique de « tuyaux d’orgue » devra nécessairement contrebalancer une logique pragmatique de mutualisation.
Tout en s’adaptant et en se modernisant, le régime juridique de chaque profession du droit doit par conséquent conserver son autonomie et sa spécificité, dans la mesure où celles-ci se justifient par une participation directe ou indirecte de chacune d’entre elles à l’exercice de missions de service public.
Nous sommes entrés, vous en êtes tous conscients, dans une phase de mutation d’une envergure nouvelle, qui concerne l’ensemble des professionnels du droit et qui intéresse aussi toute la communauté des juristes et même des juges.
Une plus ample respiration et une plus grande ouverture de ces professions paraissent raisonnables et possibles. Elles doivent donc être encouragées, sous réserve d’être maîtrisées, tandis que des ponts doivent être jetés entre professionnels et entre professions et que l’interprofessionnalité doit être facilitée. Les professionnels du droit ont déjà montré qu’ils savaient s’adapter aux mutations et faire preuve d’imagination face aux défis de la globalisation et de la compétition économiques. Je ne doute pas qu’ils restent fidèles à leur histoire, au meilleur de leurs traditions et aux principes du service public qu’ils incarnent et font vivre, en continuant de se projeter résolument dans le futur.